Chapelle des Missions Étrangères de Paris
Chers amis, en préparant cette célébration des saints martyrs du Vietnam, j'avais en tête l'horrible massacre qui venait d'avoir lieu quelques jours plus tôt, ici, à Paris, le 13 novembre. Mes pensées oscillaient entre d'un côté ces jeunes qui venaient d'ôter la vie à des centaines d'innocents en tirant sur eux aveuglément avant de se faire exploser eux-mêmes (du moins plusieurs d'entre eux) et d'un autre côté notre saint martyr corrézien, Pierre Dumoulin Borie, décapité le 24 novembre 1838, avec les Pères Diem et Khoâ, près de Dong Hoï, au Tonkin. D'un côté des jeunes dont l'idéal est de tuer et même de tuer en se donnant la mort, d'un autre des jeunes dont l'idéal était d'annoncer l'Évangile de la Vie et de la Paix au prix de leur propre vie donnée, en quittant leur pays pour des contrées lointaines, en sachant qu'ils n'y retourneraient jamais. D'un côté des hommes dont le cœur est rempli de haine et de violence atroce, d'un autre des hommes qui offraient leur vie, comme le Christ. Quel contraste entre ces évènements et ces personnes. Un contraste qui révèle le fossé et même l'abîme qui existe entre les motivations des fanatiques qui se veulent les héros d'une cause et les motivations de ceux qui embrassent la Croix du Christ en offrant leur vie pour lui et pour leurs frères. Le christianisme n'est pas la religion des héros, mais la religion des saints. Les héros de tous les temps et de tous les lieux, quelles que soient les causes qu'ils défendent – légitimes ou absurdes– meurent pour l'honneur en faisant preuve de beaucoup de courage ; les martyrs eux ne cherchent pas l'héroïsme, même si leur faut beaucoup de courage pour affronter une mort atroce. Le Christ et, à sa suite, les martyrs, dont ceux que nous fêtons aujourd'hui, ont donné leur vie par amour. Il faut beaucoup de courage pour vivre et mourir en héros ; il faut beaucoup d'amour, beaucoup d'amour, pour vivre et mourir en saint. Ce soir, chers frères des Missions étrangères, chers frères et sœurs vietnamiens, en la fête de vos chers Martyrs, en la fête de nos chers martyrs du Vietnam, c'est d'abord vers la Croix glorieuse du Christ que nous levons les yeux. La Croix aux bras grands ouverts. C'est en effet le mystère de la Croix du Christ, et lui seul, qui explique et donne son sens ultime aux glorieux martyrs de notre Église. Dans quelques semaines, nous célèbrerons la Nativité du Sauveur et, en adorant l'Enfant de la crèche, dans sa pauvreté, sa fragilité, son dénuement, c'est déjà le Mystère de la Croix que nous pourrons entrevoir. Le Mystère de l'Incarnation et celui de la Rédemption sont intimement liés et le sceau qui les unit n'est autre que celui de la Miséricorde, de l'Amour trinitaire dont la surabondance consent à ce que l'Un de la Trinité s'abaisse à devenir l'un de nous, pour nous élever, au prix de son Sang, à la dignité suprême de fils de Dieu, en nous sauvant du péché, du mal et de la mort. "Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à l'extrême", dira le quatrième évangile pour introduire le récit de la Passion et de la mort du Christ. Le Verbe de Dieu fait homme sera victime de la méchanceté et de la cruauté des hommes, mais on ne comprendrait rien à sa mort si l'on oubliait ses propres paroles : "ma vie, nul ne la prend, mais c'est moi qui la donne". La victoire du Christ, dans sa mort et sa résurrection, est le fruit du Sacrifice, de l'offrande, du don parfait, c'est-à-dire de l'Amour suprême du Christ miséricordieux. Voilà comment Dieu nous sauve. Et c'est ainsi que les saints martyrs du Vietnam sont, eux aussi, des sauvés de l'Amour rédempteur du Christ, unique Sauveur. Ils sont le signe remarquable offert à leurs contemporains, à l'Église du Vietnam d'hier et d'aujourd'hui, à l'Église universelle, que le Christ n'est pas mort pour rien. Ils ont lavé leur robe dans le sang de l'Agneau. Je pense souvent à cette parole du livre de l'Apocalypse quand je regarde la tunique de Pierre Dumoulin Borie, parvenue miraculeusement à l'Évêché de Tulle et qui est, je crois, celle qu'il portait le jour de son martyre. Ceux qui violentaient ces chrétiens du Vietnam pour les obliger à renier leur foi et qui les mettaient à mort commettaient un horrible assassinat, mais eux, en offrant leur vie par fidélité à la Croix du Sauveur, en mêlant leur sang à celui de l'Agneau immolé, témoignaient de la plus grande preuve d'amour et s'associaient ainsi à la Rédemption de leurs frères et à celle du monde entier. Par leur charité suprême, ils ont, comme le Christ, et surtout avec Lui, par Lui et en Lui, vaincu la haine et fait briller la lumière de la miséricorde divine. C'est bien cette vérité profonde du sens du martyre qui éclate dans les lignes que Pierre Dumoulin Borie, martyrisé le 24 novembre 1838, écrivait à sa mère et ses frères et sœurs, quelques semaines plus tôt – le 1er octobre, jour anniversaire de son départ en bateau du Havre pour le Tonkin, en 1829 – paroles que je vous rappelle : "Le 1er octobre 1829, nous fîmes tous un sacrifice plus pénible que le premier (le 1er sacrifice auquel il fait allusion est celui qui consista pour sa famille à consentir à sa vocation). Je m'éloignai de vous, n'espérant plus vous revoir dans ce monde. Aujourd'hui, je vous annonce un troisième sacrifice que notre divin Maître attend de nous tous, ou plutôt je vous manifeste les desseins de sa miséricorde qu'il daigne avoir sur votre fils et votre frère. Je suis plein de joie et consolation au milieu de mes souffrances… Je soupire après ce jour où j'aurai le bonheur de verser mon sang pour la religion que j'ai prêchée. L'épée ou la corde, qui doit être l'instrument de mon supplice, n'a rien qui m'épouvante. Je m'estime le plus heureux des hommes d'avoir le bonheur d'expier mes fautes par l'effusion de mon sang. Ne vous attristez donc pas, mes chers parents, de ce qui fait ma joie, et rendez-en avec moi des actions de grâces au Dieu des miséricordes." Ces mots écrits par celui qui comprend qu'il marche vers le martyre font écho aux paroles du Livre de la Sagesse : "les âmes des justes sont dans la main de Dieu ; aucun tourment n’a de prise sur eux". Et encore : " Au regard des hommes, ils ont subi un châtiment, mais l’espérance de l’immortalité les comblait". C'est vrai qu'aux yeux du monde, les propos de Pierre Dumoulin Borie peuvent paraître une sorte de folie, mais comme le dit saint Paul aux corinthiens : le langage de la Croix, s'il est folie pour ceux qui vont à leur perte, est au contraire puissance de Dieu pour ceux qui vont vers leur salut, et donc pour nous. Frères et sœurs, le témoignage des martyrs que nous fêtons aujourd'hui, le témoignage de tous les martyrs depuis les commencements de l'Église jusqu'à aujourd'hui, est une grande consolation pour nous qui accomplissons notre pèlerinage de la foi sur cette terre. Il est une consolation dans les épreuves que nous traversons, dans les épreuves bien plus terribles que traversent nos frères et sœurs persécutés au Moyen Orient, en Afrique et en Asie. En effet, dans l'exemple des martyrs, ils peuvent reconnaître, nous pouvons reconnaître "un signe éclatant de la grâce divine", comme le dit la Préface de cette messe. Le témoignage des martyrs est non seulement une consolation, mais il est plus encore un soutien et une force, car nous y reconnaissons la puissance de l'amour divin qui se déploie dans la faiblesse, comme le dit encore la même Préface. Le témoignage de nos frères martyrs nous rappelle, selon les mots du Pape François lors de sa première homélie à la Chapelle Sixtine, que notre mission de baptisés est de marcher, d'édifier et de confesser. Mais que nous ne pouvons le faire vraiment qu'en prenant la Croix du Christ. "Quand nous marchons sans la Croix, disait-il, quand nous édifions sans la Croix et quand nous confessons un Christ sans Croix, nous ne sommes pas disciples du Seigneur, nous sommes mondains". Frères et sœurs, le témoignage de nos saints et bien-aimés martyrs doit nous donner le courage, vraiment le courage – je cite encore le Saint-Père - "de marcher en présence du Seigneur, avec la Croix du Seigneur ; d’édifier l’Église sur le sang du Seigneur, qui est versé sur la Croix ; et de confesser l’unique gloire : le Christ crucifié. Et ainsi l’Église ira de l'avant".
Amen.
+ Francis Bestion Évêque de Tulle
24 novembre 2015.