Pendant les huit jours qu’elle passa dans l’étable de Bethléem, Marie n’eut pas trop à souffrir. Les bergers apportaient des fromages, des fruits, du pain, et du bois pour faire du feu. Leurs femmes et leurs filles s’occupaient de l’Enfant et donnaient à Marie les soins que réclament les nouvelles accouchées. Puis les rois mages laissèrent un amoncellement de tapis, d’étoffes précieuses, de joyaux et de vases d’or.
Au bout de la semaine, quand elle put marcher, elle voulut retourner à Nazareth, dans sa maison. Quelques bergers lui proposèrent de l’accompagner, mais elle leur dit :
— Je ne veux pas que vous quittiez pour nous vos troupeaux et vos champs. Mon Fils nous conduira.
— Mais, dit Joseph, abandonnerons-nous ici les présents des Mages ?
— Oui, dit Marie, puisque nous ne pouvons pas les emporter.
— Mais il y en a pour beaucoup d’argent, dit Joseph.
— Tant mieux, dit Marie.
Et elle distribua aux bergers les présents des rois.
— Mais, reprit Joseph, ne pourrions-nous en garder une petite partie ?
— Qu’en ferions-nous ? répondit Marie. Nous avons un meilleur trésor.
Il faisait chaud sur la route. Marie tenait l’Enfant dans ses bras, Joseph portail un panier rempli d’un peu de linge et de modestes provisions. Vers midi, ils s’arrêtèrent, très fatigués, à l’orée d’un bois.
Aussitôt, de derrière les arbres, sortirent de petits anges. C’étaient de jeunes enfants, roses et joufflus ; ils avaient sur le dos des ailerons qui leur permettaient de voleter quand ils voulaient, et qui, le reste du temps, rendaient leur marche facile et légère. Ils étaient adroits et plus vigoureux que ne le faisaient supposer leur âge tendre et leur petite taille.
Ils offrirent aux voyageurs une cruche d’eau fraîche et des fruits qu’ils avaient cueillis on ne sait où.
Quand la sainte famille se remit en chemin, les anges la suivirent. Ils débarrassèrent Joseph de son panier et Joseph les laissa faire. Mais Marie ne voulut pas leur confier l’Enfant.
Le soir venu, les anges disposèrent des lits de mousse sous un grand sycomore, et toute la nuit ils veillèrent sur le sommeil de Jésus.
Marie rentra donc dans son logis de Nazareth. C’était, dans une ruelle populeuse, une maison blanche à toit plat, avec une petite terrasse couverte où Joseph avait son établi.
Les anges ne les avaient point quittés et continuaient de se rendre utiles en mille façons. Quand l’Enfant criait, l’un d’eux le berçait doucement ; d’autres lui faisaient de la musique sur de petites harpes ; ou bien, quand il le fallait, ils lui changeaient ses langes en un tour de main. Le matin, Marie, en se réveillant, trouvait sa chambre balayée. Après, chaque repas, ils enlevaient rapidement les plats et les écuelles, couraient les laver à la fontaine voisine et les reposaient dans le bahut. Lorsque la Vierge allait au lavoir, ils s’emparaient du paquet de linge, se le distribuaient, tapaient joyeusement sur les toiles mouillées, les faisaient sécher sur des pierres et les reportaient à la maison. Et si Marie, en filant sa quenouille, s’assoupissait par la grosse chaleur, sans la réveiller ils finissaient son ouvrage. Ils n’avaient guère moins d’attention pour Joseph. Ils lui présentaient ses outils, les rangeaient après le travail, enlevaient les copeaux et les vrillons, et tenaient l’atelier dans un état de propreté irréprochable.
Mais, trop servie par les anges et n’ayant presque plus rien à faire, Marie s’ennuya. Parce qu’elle s’ennuyait, elle pria davantage ; et, tout en priant, elle réfléchissait… Un matin, en se levant, elle vit les anges occupés à nettoyer la chambre. Elle leur arracha le balai et fit mine de les chasser. Ils déguerpirent. Mais, à midi, après le dîner, comme ils voulaient desservir la table, elle donna sur les petits doigts de l’un d’eux une chiquenaude, qui mit la troupe en fuite. Ils revinrent peu après. Au moment qu’elle s’apprêtait à filer, un ange essaya de s’emparer de son fuseau. Elle brandit le fuseau comme une arme et poursuivit l’intrus jusque dans l’atelier de Joseph. Au bout d’une heure, tandis qu’elle cousait, assise près de l’Enfant, elle avisa deux anges qui, s’étant glissés sous le berceau, le balançaient sournoisement. Elle se leva, les mit dehors et referma si vivement la porte qu’un des anges se trouva pris par le bout de l’aile. Il poussa un petit cri. Marie le délivra, mais elle lui dit :
— Tant pis pour toi. Cela t’apprendra à te mêler de ce qui ne te regarde pas. Préviens tes camarades, et que je ne vous revoie plus !
— Mais, dit Joseph, pourquoi chasses-tu ces petits bonshommes ? Ils nous rendent pourtant de grands services.
— C’est justement pour cela, répondit Marie.
— Je ne comprends pas, reprit Joseph. Puisque ton Fils est le Messie, il est tout simple qu’il soit servi par les anges et que sa mère en profite.
— Oh ! dit Marie, voilà des propos sans délicatesse. Ne sais-tu pas que le Messie est venu au monde pour souffrir avec les hommes et, d’abord, pour endurer tous les maux naturels aux petits enfants ? Et certes, ces souffrances, je dois les adoucir autant qu’il est en moi, puisque je suis sa mère. Mais je ne veux pas que d’autres que moi se chargent de cette besogne. Est-ce que les autres mères ne soignent pas elles-mêmes leurs petits ? Quelle lâche créature serais-je, si je renonçais à ma part de labeurs maternels ? D’ailleurs, j’en suis sûre, mon petit enfant aime mieux être soigné par moi que par ces marmots ailés. Et je sais que je m’associerai davantage à sa volonté rédemptrice en peinant comme les autres femmes et en acceptant toute la condition humaine. Oui, je veux toute seule emmailloter mon fils, toute seule le bercer et l’endormir, et toute seule aussi faire mon ménage, toute seule filer ma quenouille et aller toute seule au lavoir… Et, comme ces petits travaux me sont presque tous une joie, je n’y ai sans doute pas grand mérite : mais pourtant je serais coupable si je supportais que des anges les fissent à ma place… Comprends-tu ?
— Je crois que oui, ma chère fille… Mais alors il va falloir que je renonce, moi aussi, aux petits services que les anges me rendaient ?
— Évidemment, mon ami.
— J’avais cependant cru que, d’être l’époux de la mère du Messie, cela me donnait droit à quelques petits avantages. Mais tu dois avoir raison : car tu es plus intelligente et plus savante que moi, bien que tu n’aies que quinze ans, et que j’aie passé la soixantaine.
Or, la nuit suivante, comme l’Enfant Jésus criait et ne voulait pas s’endormir, tout à coup on entendit dans la rue une mélodie légère et d’une extrême douceur.
Marie ouvrit la porte et aperçut, au clair de lune, rangés contre le mur de la maison, les anges qui faisaient de la musique avec leurs petites harpes.
— Encore vous ? leur dit-elle. Et si mon Fils ne veut pas dormir ? Et s’il Lui plaît de crier et de souffrir de ses dents ?… Et puis, ne suis-je pas là, moi, sa mère ?… Allez-vous-en, ou je me fâche !
Le lendemain, ils ne reparurent pas de toute la journée. Mais, le matin d’après, Marie les vit tous dans la cour, groupés sous le figuier, timides, honteux, et qui pleuraient en silence.
— Mes petits anges, leur dit-elle, je vous parais sévère parce que vous êtes trop petits pour comprendre. Mais écoutez ! La vieille Séphora, qui demeure en face, est paralytique. Un peu plus loin, c’est la bonne Rachel, qui a douze enfants, et qui a bien du mal à les élever. Et vous trouverez à Nazareth beaucoup d’autres pauvres femmes. Eh bien, c’est elles qu’il faut aider à faire leur ménage, à laver leur linge, à soigner leurs enfants… Puisque vous voulez plaire à mon Fils, c’est par là que vous y réussirez le mieux. Et, voyant leurs petits nez plissés par le chagrin, elle ajouta :
— Quand il sera plus grand, je vous permettrai peut-être de jouer avec lui… Mais faites d’abord ce que je viens de vous dire.
Et, cette année-là, toutes les pauvres femmes et les malades de Nazareth furent aidés et tous les petits enfants bercés par des serviteurs invisibles (car, seuls, Marie et Joseph voyaient les anges) ; et les nourrissons ne crièrent plus, à l’exception de l’enfant Jésus qui voulait souffrir pour eux.
Jules Lemaître
Cliquez sur le petit ange pour ouvrir le conte en PDF