Au pied des Pyrénées, dans un site beau, mais sévère, le village de Lourdes menait, il y a cent ans, la vie simple, laborieuse, monotone, de tant de villages de par le monde, et rien n’indiquait qu’un jour il deviendrait un des lieux les plus célèbres de la terre. Les bergères y gardaient leurs moutons dans les pâturages ; le Gave solitaire roulait ses eaux vives sur les cailloux ; les gens n’y étaient ni meilleurs ni pires qu’en d’autres pays… Et pourtant, des faits merveilleux allaient s’y dérouler, et l’humanité chrétienne entière tournerait les yeux vers ce pauvre village, et les foules y accourraient, innombrables. Pourquoi ? A cause d’une très humble petite fille, à qui la Sainte Vierge parla…
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Donc, le jeudi 11 février 1858, vers neuf heures et demie du matin, les sœurs Toinette et Bernadette Soubirous, accompagnées de leur inséparable amie Jeannette, sortirent pour aller ramasser du bois mort. Le besoin d’un peu de feu se faisait cruellement sentir dans la misérable maison des Soubirous ! Toinette et Jeannette marchaient d’un bon pas, en riant ; Bernadette suivait, serrant sur ses épaules un petit capuchon de laine qu’une voisine charitable lui avait prêté. Pas bien brillante, Bernadette ! Une fragile enfant de quatorze ans, qui en paraissait dix à peine, visiblement une qui ne mangeait pas à sa faim. De temps en temps, elle toussait, comme chaque hiver, et ce n’était pas sa robe de futaine qui aurait pu la protéger bien du froid. Mais si vous l’aviez rencontrée, cette enfant souffreteuse, si vous aviez regardé son visage à l’ovale parfait, au nez délicat, au front large et pur, surtout si vous aviez croisé son lumineux regard, assurément vous n’auriez pu manquer de vous dire : « Quelle petite fille aimable, et quelle jolie âme elle doit avoir ! »
« Fais comme nous, déchausse-toi et passe le gué ! crient Toinette et Jeannette, avec de grands rires. Paresseuse ! tu nous laisses ramasser seules le bois mort ! »
Pour atteindre le coin de forêt où l’on trouve des branches tombées, il fallait franchir le canal qui, du torrent, menait l’eau vers le moulin et comme sa mère lui avait recommandé de bien faire attention et de ne pas prendre froid, Bernadette ne voulait pas se mouiller les pieds. Elle resta donc dans l’île entre le canal et le gave, seule… Et soudain…
Ce fut pour elle un moment inimaginable, extraordinaire. Que se passa-t-il exactement ? Elle avait l’impression d’être entourée par un vent terrible qui aurait voulu l’emporter, mais en même temps, elle se rendait bien compte que l’eau calme du canal n’était point ridée par ce vent, que les feuilles des arbres ne bougeaient pas. Bouleversée, elle était tombée à genoux et elle priait…
— Tiens, la voilà encore qui récite des prières ! elle n’est bonne qu’à cela !
Bernadette sursauta, ramenée à la réalité par les voix de ses compagnes. Elle se leva et, sans hésiter, traversa le gué. « Mais l’eau est chaude… » murmura-t-elle, pour elle seule, et les deux gamines de rire de plus belle, et de la secouer, et de la questionner. « Qu’est-ce que tu regardais donc que tu avais l’air d’une statue de cire ? » Et Bernadette, grave, répondit.
Ce qu’elle avait vu ? Dans la grotte qui s’ouvrait au flanc de la montagne, la grotte de Massabielle comme on l’appelait, là, à l’endroit exact où se dressait cet églantier dégarni par l’hiver, elle avait vu soudain une lumière prodigieuse, plus vive, plus belle que celles qu’on connaît sur la terre ; tout le coin en avait été éclairé. Puis une figure était apparue, au cœur même de cette lumière, une jeune Dame de dix-sept ans à peine, idéalement belle, vêtue d’une robe blanche à ceinture bleue, la tête recouverte d’un voile qui lui tombait sur les épaules et qui tenait un chapelet entre les mains. Et chacun des grains de chapelet était comme une petite lumière, et les pieds de la jolie Dame reposaient sur une rose d’or. Un instant, les yeux bleus de l’apparition avaient regardé Bernadette. Puis elle lui avait souri en lui faisant signe d’approcher. Mais, presque aussitôt, la forme merveilleuse s’était effacée, la lumière s’était éteinte, et il n’était plus resté que le rocher gris et l’églantier squelettique…
— La voilà qui devient folle ! s’esclaffèrent les deux filles. Raconte donc ton histoire et tu verras si tout le monde rit de toi !
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Il faut vous dire que les Soubirous étaient considérés par tous les gens de Lourdes comme les derniers des derniers. Le père avait bien possédé un moulin, mais, par la faute de sa paresse, il avait fait de si mauvaises affaires que ses créanciers l’avaient obligé à le vendre. Il avait donc fallu quitter la vieille maison au bord de l’eau, le père, la mère et les quatre enfants, en ne gardant exactement comme meubles qu’un lit et un buffet. Comme ils ne savaient pas où aller, n’ayant pas un sou en poche, une âme compatissante leur avait fait prêter un ancien cachot, si délabré qu’on n’osait même plus y enfermer les malfaiteurs, mais qu’on avait trouvé assez bon pour les Soubirous.
On ne mangeait pas tous les jours chez les Soubirous ! Le père travaillait de moins en moins ; il gagnait de temps en temps une piécette en se chargeant d’un travail dont personne ne voulait ; ramasser à l’hospice toutes les saletés, les cotons souillés, les pansements, les mettre dans une hotte et aller les jeter dans le coin des ordures, loin du village. Pas de quoi, vous le pensez bien, faire vivre une famille de six personnes. Aussi racontait-on que le père Soubirous n’hésitait pas à chaparder. Justement, durant l’hiver de l’apparition, il venait de sortir de prison où il avait passé quelques semaines pour avoir chipé une vieille poutre qui traînait dans la rue et en avoir coupé un morceau pour se chauffer.
Lorsque l’on entendit raconter dans le village (Jeannette et Toinette n’avaient, bien entendu, pas pu tenir leur langue) les faits bizarres dont Bernadette prétendait avoir été témoin, ce fut un vaste éclat de rire. « Encore une histoire des Soubirous ! » La gamine avait voulu se rendre intéressante, alors que tout le monde savait bien que ce n’était qu’une petite sotte, qui connaissait à peine A et B, qui se faisait moquer d’elle au catéchisme lorsque son tour venait d’être interrogée. Quant à la mère de Bernadette, elle n’avait pas cru davantage que les gens du village aux histoires racontées par sa fille : « Tu ferais mieux d’attendre le Carnaval pour faire tes farces ! lui avait-elle dit, furieuse d’avoir entendu les moqueries de toutes les commères. Si tu recommences, tu verras quelle gifle tu recevras… »
Bernadette ne répondait rien. Elle savait que tout ce qu’elle avait vu et ressenti était vrai. Elle éprouvait en elle une exaltation mystérieuse, incompréhensible, comme si une force secrète la poussait. Pourquoi les autres ne voulaient-ils pas la croire ? Avait-elle jamais menti, de toute sa vie. Elle ne s’enorgueillissait d’ailleurs nullement de ce qui lui était arrivé, car elle était si humble qu’elle se considérait elle-même comme une pauvre fille pleine de fautes et de misères, qui vraiment n’eût guère mérité qu’une visiteuse venue du Ciel lui parlât. Seulement, si la force étrange la poussait de nouveau vers le petit coin de terre sauvage où l’apparition s’était produite, vers la grotte emplie de lumière, il n’y aurait puissance au monde pour l’empêcher d’y courir. Son âme d’enfant innocente savait que Dieu l’appelait.
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Et le dimanche suivant, le 14 février, au dedans d’elle – même, elle entendit cet appel. Et elle courut aussitôt à la grotte. Et tout recommença exactement pareil. La même lumière éclata, la même forme merveilleuse parut, souriant à Bernadette, égrenant un chapelet. Puis le jeudi d’après, encore de même, mais cette fois, l’apparition parla. Une femme du pays, voyant la gamine s’élancer sur le sentier qui menait à la grotte, avait couru derrière elle, avec du papier pour noter ce qu’elle observerait ; et la jeune Dame ravissante s’écria : « Ce que j’ai à vous dire, il n’est pas nécessaire de le mettre par écrit !… » Puis elle ajouta « Voulez-vous avoir la bonté de venir ici pendant quinze jours ? » — Oui, murmura Bernadette. Et la Dame dit encore : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse dans ce monde, mais dans l’autre ! »
On imagine comment les gens de Lourdes accueillirent ces nouvelles histoires ! « De plus en plus folle, la Soubirous ! » disaient les uns. « Tout juste bonne à enfermer ». Mais d’autres commençaient à murmurer : « Et si c’était vrai ? Et si cette Dame dont parle Bernadette était une Sainte, ou même si elle était Notre-Dame, la Sainte Vierge ?… » Les discussions allaient bon train. Tout ce que la petite racontait, personne ne le voyait ni ne l’entendait. Pour les assistants, elle était simplement à genoux, dans l’herbe de la prairie, les bras en croix, le visage d’une pâleur étrange, les yeux fixes semblant regarder on ne savait quoi d’invisible ; les lèvres seules remuaient, comme pour une prière dont nul ne percevait les mots.
Désormais, chaque jour, selon l’ordre qu’elle avait reçu, Bernadette revint à Massabielle. Et chaque jour l’apparition se reproduisit. Et chaque jour, — quand elle sortait de son extase, elle racontait ce qu’elle avait vu et entendu. Une fois, elle dit que la Dame lui avait enseigné une prière pour elle seule et qu’elle devrait la réciter en silence jusqu’à sa mort. Une autre fois, qu’elle lui était apparue le visage extrêmement triste et qu’elle lui avait commandé : « Priez pour les pauvres pécheurs ! » Une autre fois encore, au moment où la petite voyante était en prière, récitant le rosaire qu’elle apportait désormais avec elle, elle se laissa tomber à terre, en éclatant en sanglots ; elle baisa le sol en criant : « Pénitence ! Pénitence ! » puis elle se redressa, le visage redevenu rayonnant de joie…
Comme tout cela était étrange ! Bien plus étrange encore ce qui allait se produire le matin du 25 février…
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Bernadette est en prière devant la grotte, à genoux selon son ordinaire. Brusquement, elle se relève, l’air égaré, et, de ses yeux fixes, regarde tout autour d’elle comme une enfant affolée. Puis elle retombe, et se met à gratter la terre de ses ongles… Une flaque d’eau boueuse apparaît. Bernadette y trempe son visage. Quoi ? On dirait qu’elle mange cette terre, cette boue mêlée d’herbes ! Et les assistants de crier : « Assez ! assez ! elle est folle ! qu’on l’enferme ! » On se jette sur elle, on l’emporte chez elle. « Folle ! lui crie aussi sa mère. Pourquoi as-tu fait cela ? » Et elle de répondre : « La Dame me l’avait ordonné. Elle m’a dit : Allez boire et vous laver à la fontaine, et manger l’herbe que vous trouverez là. » Elle a obéi…
De plus en plus folle… Et la mère se demande si elle ne va pas la faire soigner…
Mais, dans l’après-midi, un bruit court dans Lourdes. A l’endroit où Bernadette a creusé la terre de ses ongles et de ses dents, une source a jailli. D’abord un filet d’eau, puis un vrai petit ruisseau que bientôt il faudra canaliser avec un tronc d’arbre. Le soir, tout le village assemblé, stupéfait, constate que la source a un débit considérable. Dès le lendemain elle donne quatre-vingt-cinq litres par minute, cent vingt mille litres par vingt-quatre heures… — C’est la fameuse « source de Lourdes », célèbre dans le monde entier, et dans laquelle vont aujourd’hui se tremper les malades qui demandent à Dieu la guérison.
Et justement, huit jours plus tard, nouveau bouleversement dans le village. Un carrier aveugle, du nom de Bourriette, s’est fait apporter une fiole de l’eau puisée à cette source extraordinaire ; il s’est frotté les paupières avec elle et immédiatement, il a recouvré la vue, pour la plus grande stupeur du docteur, qui le soignait en vain depuis des années et chez qui il a couru en criant : « Miracle ! miracle ! je vois ! » Tout le monde posait à Bernadette la même question. Qui était cette « Dame » ? Une sainte ? Un ange ? Ne pourrait-elle pas le lui demander ? Un jour enfin, le 25 mars, fête de l’Annonciation, elle donnait la réponse. Oui, la Dame avait répondu. Elle avait dit : « Je suis l’Immaculée Conception », c’est-à-dire : je suis celle qui est née indemne de toute faute, de toute souillure, celle que Dieu a voulue pure de tout péché, même du péché originel, parce que d’elle naîtrait Jésus le Sauveur du monde. Marie, la Sainte Vierge, telle était la merveilleuse figure des apparitions.
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Brouhaha ! discussions de plus en plus vives ! Des miracles ! Nous sommes témoins de miracles ! — Mais non, des trucs, des mensonges ! — Mais si, mais si ! C’est Notre-Dame elle-même… Le carrier Bourriette n’a-t-il pas été guéri ? — Je vous dis que c’est une folle que votre Bernadette ! — Et moi que c’est une sainte ! — Mais, pendant qu’elle priait devant la grotte, elle a posé sa main sur un cierge allumé et elle n’a même pas eu la moindre trace de brûlure ! — C’est la preuve qu’elle est atteinte d’une maladie nerveuse.
Et les gens de continuer ainsi sans fin. Désormais, chaque fois que Bernadette se rendait à la grotte, des centaines et même des milliers de personnes la suivaient, espérant apercevoir la mystérieuse présence. Il avait fallu jeter des petits ponts sur le canal du moulin. Il fallait même que les gendarmes fissent un service d’ordre. Le procureur avait mené une enquête et questionné lui-même la petite voyante. Les journaux de toute la contrée parlaient de ces événements, et ils disaient même beaucoup de bêtises ! A Paris, on finissait par s’inquiéter de ce tapage qui se produisait en ce coin perdu des Pyrénées.
Au milieu de tout cela, la plus calme était Bernadette. Elle n’était pas du tout enorgueillie de se voir le point de mire de tout ce monde. Elle continuait à mener son humble vie de petite fille pauvre. Elle priait beaucoup ; on la trouvait sans cesse récitant son chapelet. Tous ces gens l’interrogeaient, ces graves messieurs, ces médecins, cela l’ennuyait un peu mais ne la troublait guère. N’avait-elle pas sa force intérieure qui la soutenait, et cette voix qui lui disait de persévérer ?
Enfin, le 16 juillet, une fois encore, Bernadette va à Massabielle. Elle trouve le cher coin bien changé. L’ordre est venu de Paris : faire cesser toute cette histoire ! Le maire a envoyé une équipe d’ouvriers entouré d’une palissade le petit pré devant la grotte. L’enfant ne peut plus entrer. Elle s’approche de la barrière, se hausse sur la pointe des pieds. Immédiatement la foule — car il y a foule ! — pousse un cri : « La Vierge est là ! » Bernadette a repris son visage d’extase. Les yeux fixes, pleins d’amour et de ferveur, elle regarde une chose invisible. Ses lèvres remuent, elle paraît au comble du bonheur. Après un long moment elle se retourne : « La Dame m’a dit adieu, murmure-t-elle, elle ne reviendra plus. »
Et ce fut, en effet, la fin des apparitions. Mais non la fin de cette merveilleuse histoire. Bientôt le monde entier la connut. Bientôt, dans toutes les paroisses catholiques, on rapporta que la Sainte Vierge était apparue à une petite fille et lui avait parlé.
Ce ne sont plus alors quelques centaines de curieux qui viennent à Lourdes, mais des milliers de pèlerins. Beaucoup de malades qui veulent se laver dans l’eau de la source miraculeuse… Et les pouvoirs publics de s’émouvoir, et les autorités religieuses de se préoccuper de cette affaire !
Dès l’automne 1858, Monseigneur l’évêque de Tarbes décida d’envoyer sur place une commission de prêtres pour examiner Bernadette. On l’interrogea longuement. On lui posa mille questions sur ce que la Dame lui avait déclaré. En elle, on ne trouva rien que de bon, de pur, d’innocent et de parfaitement fidèle à la foi chrétienne. Et les miracles continuaient… Et l’on parlait de malades guéris, de para¬lytiques qui avaient retrouvé leurs jambes, de moribonds qui avaient été sauvés ! Si bien qu’après plus de trois ans de réflexions, d’enquêtes, Monseigneur l’évêque déclara solennellement que les apparitions de Lourdes étaient vraies, qu’il fallait y croire : la Sainte Vierge était réellement apparue à Bernadette Soubirous.
Quelle gloire pour elle ! Allait-elle en tirer de la fierté ? Ce serait mal la connaître. Au moment où le monde entier disait déjà qu’elle était une sainte, elle, elle s’en allait de Lourdes. Elle demandait à être accueillie dans un couvent de Sœurs de charité.
Quand elle arriva au couvent, la Supérieure qui attendait une jeune fille extraordinaire, peut-être illuminée visiblement de la gloire des apparitions, en ne voyant qu’une petite paysanne insignifiante ne put s’empêcher de s’écrier : « Quoi ! ce n’est que cela ? » Et Bernadette, avec un bon rire, de répondre : « Mais oui, ce n’est que cela ! » Puis elle ajouta : « Que fait-on d’un balai après qu’il a servi ? On le range dans un coin, derrière une porte… Eh bien, voyez-vous, ma Révérende Mère, je n’ai été qu’un balai, un instrument entre les mains de Dieu. » N’était-ce pas là le vrai langage de l’humilité, la voix même de la sainteté ?…
Daniel-Rops
Source : https://www.maintenantunehistoire.fr
Celle à qui la Dame parla, maintenant en PDF