Jésus nous a proposé comme fondement de la vie chrétienne non seulement le précepte de l’Amour de Dieu : « le plus grand et le premier commandement » mais aussi le précepte de l’amour du prochain en le déclarant expressément « semblable au premier ». Ces deux préceptes, Il les a si étroitement soudés l’un à l’autre qu’il est impossible de les réaliser séparément : l’un ne peut subsister sans l’autre. De plus, pour bien nous montrer l’importance extrême qu’Il attache au commandement de l’amour fraternel, Jésus nous a livré, la veille de sa mort, ces paroles inoubliables qui constituent pour ainsi dire son testament : « Je vous donne un commandement nouveau (plus loin il précisera : c’est mon commandement) : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. A ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres... »
Mais pourquoi le commandement de l’amour fraternel, semblable au commandement de l’amour de Dieu, est-il nouveau ? C’est tout d’abord parce qu’il nous demande d’identifier le prochain – tout prochain quel qu’il soit – à Jésus lui-même. Sur ce point Jésus est catégorique : il suffit pour nous en convaincre de nous reporter à la scène du jugement dernier où il affirme vigoureusement qu’il considère, comme fait à lui-même tout ce que l’on fait au plus petit de ses frères... En somme, c’est comme si Jésus nous disait : « Vous prétendez m’aimer moi votre Sauveur et votre Dieu, eh bien aimez vos frères ». Voilà le contrôle, le test, l’expérience décisive. Vous désirez m’aimer d’un amour généreux et effectif ; spontanément vous regrettez de ne pouvoir rien me donner à moi qui n’ai besoin de rien... Donnez donc à vos frères, faites du bien aux hommes et il sera fait à moi-même.
Ce qu’il importe de bien comprendre, en effet, c’est que notre amour pour Dieu risque, ô combien, d’être rempli d’illusions. Dieu, trop souvent on se l’imagine, ou l’invente, ou se le représente à notre image, quand ce n’est pas à notre commodité. On le rapproche de soi en cas de besoin ou on le relègue très loin à l’infini. Et puis Dieu lui, Il se tait, Il se laisse faire, Il s’efface. Tandis que le prochain lui, ne se laisse pas faire, il ne se tait pas ou bien s’il se tait il fait une tête plus éloquente que n’importe quelle parole. Avec notre prochain nous savons toujours exactement dans quelle relation nous sommes. Voir dans le prochain le Christ-Jésus à la portée de la main, oui, telle est bien la grande nouveauté (et aussi la grande exigence) du commandement de l’amour fraternel. Mais une question se pose : comment comprendre que Dieu ait voulu cette étrange procuration ? Comment expliquer que l’homme soit, de ce fait, un être sacré ? Que notre amour pour lui soit un amour religieux, surnaturel, divin ? Et une manière de nous acquitter du grand commandement : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu » ? Ah ! C’est que, de par la création et l’avenir auquel Dieu l’a destiné, l’homme fait partie déjà de la famille divine. Le plus chétif des êtres humains est aimé de Dieu et c’est pour cette raison qu’il a reçu la vie. Il est fait par Dieu, par une pensée distincte et une tendresse personnelle de Dieu, pour être heureux du bonheur de Dieu en partageant son intimité et cela dès ici-bas. Mais surtout comprenons bien qu’à partir du moment où Dieu est devenu l’un d’entre nous, homme véritable, de notre race, et né d’une femme : la Vierge Marie, tous les hommes sont devenus frères de l’Homme-Dieu, bien plus, sont appelés à devenir ses membres, car dès que Dieu entre dans l’humanité, nécessairement il en devient le chef, Il devient la Tête de ce Corps immense que désormais elle va constituer. Jésus, ce n’est pas Jésus tout seul : c’est Jésus avec toutes les âmes qui lui sont unies. C’est ce qu’on appelle le Christ total. Le Dieu fait homme a tellement lié son sort à notre sort qu’il est impossible de l’aimer sans aimer les hommes et qu’il est d’ailleurs : impossible d’aimer réellement les hommes sans l’aimer Lui-même. Il s’est incorporé si étroitement à nous qu’il est vraiment présent d’une présence mystérieuse en chacun des êtres de la race humaine. Cette identification du Christ au prochain (avec tout ce que cela implique) saint Augustin l’a illustrée par une image très suggestive dans son commentaire sur le Jugement dernier. « C’est quand même drôle, écrit-il, quand je te marche sur le pied, c’est la langue qui crie. Pourtant je n’ai rien fait à ta langue, moi, j’ai marché sur ton pied. Eh bien ! Au dernier jour la Tête nous reprochera ce que nous aurons fait à ses membres ».
Le grand commandement de l’amour du prochain est également nouveau en ce sens qu’il nous demande d’aimer nos frères comme Jésus les aime : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». C’est ce comme qui est important. Il signifie que notre amour pour nos frères doit non seulement imiter celui que Jésus a pour eux, mais qu’il doit être de même nature que le sien. Autrement dit, notre amour pour le prochain doit être un amour surnaturel. Saint Paul nous affirme que « cet amour (celui que Dieu a pour Lui-même et pour tous les hommes) a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné ».
Il ne faut donc pas appeler charité fraternelle ce qui est l’expression d’un amour purement naturel. Et il est déjà quelque chose de grand en lui-même, mais l’exercice spontané des tendances affectives n’est pas, de soi, l’exercice de la charité. Saint Paul envisage même le cas d’un homme qui donnerait tous ses biens aux pauvres, qui serait même capable de se dévouer au point de livrer son corps aux flammes et qui cependant n’aurait pas la charité. Vouloir à tout prix appeler charité ce qui n’est qu’entraide, solidarité ou dévouement pour une cause aussi juste qu’elle soit, c’est une erreur. La nature humaine même sans le secours de Dieu est capable de sympathie, de bienveillance et de générosité. On ne doit appeler Charité Chrétienne que ce qui est l’expression d’un amour surnaturel. Autrement dit on ne peut aimer véritablement comme Jésus a aimé que si l’on est soi-même rempli de l’amour de Jésus, que si on « a en soi les sentiments qui furent dans le Christ-Jésus » comme dit saint Paul. Le chrétien c’est quelqu’un qui a un cœur greffé, le donneur étant Jésus lui-même ou plus exactement c’est quelqu’un qui a le cœur de Jésus battant dans son propre cœur. Dès lors, sa manière d’aimer ne peut que reproduire aussi parfaitement que possible les caractéristiques de l’amour du Christ telles que nous les contemplons dans les récits évangéliques.
- C’est ainsi que l’amour du chrétien pour ses frères, prolongent l’amour de Jésus, est tout d’abord effectif. Il n’a rien d’une tendresse trop sentimentale qui ne s’engage pas. Il sait prendre sur son temps ou sur ses biens et, dans tous les cas, il paye de sa personne.
- C’est un amour qui est absolument gratuit, totalement désintéressé : il donne sans calculer et sans attendre de la reconnaissance ; tout comme un rayon qui part et qui ne revient pas. Et c’est parce qu’il a ce caractère de gratuité qu’il est capable d’aimer même les ennemis et de pardonner inlassablement.
- C’est un amour universel qui n’exclut absolument personne ; qui ne laisse subsister aucune barrière sociale ou raciale.
- C’est un amour pur : c’est-à-dire qui ne comporte aucun égoïsme, aucune recherche de soi-même et élimine toute antipathie.
- C’est un amour qui entoure le prochain d’attentions délicates, toujours accueillant, plein de compréhension et de douceur, patient et serviable, un amour qui selon les expressions employées par saint Paul « excuse tout, supporte tout, espère tout et fait confiance en tout ».
- Enfin, c’est un amour qui ne connait pas de limites dans le don de soi-même ; qui est capable d’aller jusqu’à l’extrême : jusqu’au don de sa propre vie : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».
Oui, c’est bien cet Idéal que chaque chrétien doit s’efforcer de vivre, s’il veut faire sentir à quiconque s’approche de lui quelque chose de l’infinie tendresse du Cœur de Jésus.
- Ce qui fait, enfin, la nouveauté du grand commandement de l’amour fraternel c’est qu’il demande à être vécu dans la réciprocité.
Jésus veut que nous « nous aimions les uns les autres » ; il veut que notre amour mutuel tende de plus en plus vers une communion des cœurs. S’il est venu sur la terre n’est-ce pas précisément pour inaugurer parmi les hommes une manière de « vivre ensemble » semblable à celle du ciel, autrement dit semblable à celle qu’Il nous a donné de pouvoir contempler, par la Foi, à l’intérieur même de la Très Sainte Trinité. Jésus nous a révélé, en effet, que de toute éternité il y a en Dieu Trois Personnes infiniment aimantes qui se connaissent parfaitement et se donnent totalement l’un à l’autre dans une transparence absolue. Entre elles, il n’y a que le sublime va et vient d’un amour réciproque qui réalise la communion la plus parfaite et la plus heureuse qui soit !
C’est à ce grand mystère de l’amour Trinitaire que Jésus nous invite instamment à participer, non seulement en aimant Dieu personnellement, en intensifiant notre intimité avec Lui, mais en nous efforçant de vivre ensemble à son image dans une communion d’échange et de réciprocité. Il faut donc faire en sorte que chaque communauté d’Eglise (à commencer par cette Eglise domestique qu’est la Famille Chrétienne) devienne un foyer d’amour où chaque membre trouve sa place et sa fonction, un foyer d’amour que chaque membre ne cesse d’alimenter, ne cesse d’enrichir par la ferveur de son amour personnel.
Tout seul l’individu ne peut pas réaliser le commandement « aimez-vous les uns les autres », c’est l’évidence même. Ce n’est qu’en communauté, quelle qu’en soit la forme, que cette réciprocité peut-être vécue et atteindre le but que le Seigneur lui a assignée au soir du Jeudi-Saint dans sa prière sacerdotale : « Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité ».
Je voudrais conclure ces quelques réflexions (à travers lesquelles j’ai essayé de montrer que la charité fraternelle c’est vraiment la valeur or, une valeur irremplaçable) en vous faisant remarquer ceci : nous, qui en communion d’âme avec Marie, voulons aimer Dieu de tout notre cœur, nous n’avons qu’un désir, n’est-ce pas ? C’est de grandir en son amour. Eh bien ! En voici le moyen infaillible : c’est de pratiquer avec le plus grand soin la charité fraternelle. Nous aspirons ardemment à l’union avec Dieu... En voici la voie royale, c’est d’être unis à nos frères... Nous voulons être des missionnaires, travailler à l’extension du règne de Dieu : soyons bien convaincus – en ayant toujours présente à l’esprit la parole de Jésus « Qu’ils soient UN pour que le monde croie » - que l’essentiel de l’apostolat, la prédication par excellence, c’est le spectacle de notre charité réciproque, car cette charité est l’épiphanie (la manifestation) de la Très Sainte Trinité et elle révèle au monde qui l’ignore le vrai Dieu qui est amour.
Oh oui ! Qu’on puisse dire de nous comme les païens le disaient des premiers chrétiens : « Voyez comme ils s’aiment ».